What About Her ? – Doris Le Mat-Thieulen
Havraise depuis toujours, figure féminine du rock bruyant, Doris Le Mat-Thieulen a construit son parcours de vie engagée entre musique, journalisme et communication. Cette musicienne électrique en a fait des heures camion pour savourer, depuis les années 80, les différentes scènes du punk-rock hexagonal et pas que. D’un côté, l’écriture pour gagner sa vie en accumulant piges, articles, création de journaux, conseils en communication, de l’autre l’énergie de la musique et du live. Depuis 2016, elle occupe la fonction de responsable de communication du CEM, cette fois en permanente, car là aussi, la musique est au cœur de la vie !
Entretien avec Doris Le Mat-Thieulen
Doris, qu’est-ce qui, un jour, t’as donné envie de faire de la musique ?
En fait, de manière assez banale, quand j’étais gamine, je chantais tout le temps, devant mon miroir, je chantais ! Plus j’écoutais de la musique, plus je voulais en faire ! S’il y avait un super solo de guitare, je disais « ah, je veux faire de la guitare » et quand c’était une super ligne de basse, je m’imaginais bassiste ! Je fantasmais d’être musicienne depuis très jeune. Je viens d’un milieu ouvrier où, à l’époque, l’éducation artistique n’était pas une priorité. Si on n’était pas volontaire personnellement, avec certains moyens économiques, on avait peu d’occasion de découvrir des pratiques musicales, mis à part la flûte à bec à l’école, même si ce n’est pas ça qui m’a motivée à faire de la musique !
En fait, le principal déclencheur a été mon entrée au lycée à 15 ans. Je sortais de mon quartier de résidence et je venais en centre-ville. Et là, j’ai découvert le punk, la new wave et j’avais toujours très envie d’être musicienne ! Puis un jour, dans ma bande d’amis, quelqu’un m’a dit «Tu veux pas jouer de la basse ? » et j’ai dit oui parce que j’aurais pris n’importe quel instrument pour jouer ! Et je me suis dit que de toute façon, j’allais apprendre sur le tas et je me suis mise à jouer ! J’ai adoré ! On devient le maître du monde quand on fait de la scène !
À l’époque, ce n’était pas encore l’explosion des studios de répétition, des salles de concerts, des clubs ; on était donc un peu rares encore à faire du punk, et qui plus est, en étant une femme dans ce milieu-là. On répétait beaucoup, on a rapidement joué. J’ai été un peu privilégiée, je trouve, de connaître cette période assez unique de la fin des années 80’s où l’on se sentait vite des rock stars !
Même des petits groupes comme nous, jouaient à l’époque sur des grosses scènes, car on n’était pas pléthore, pas dans la profusion actuelle de groupes, d’écrans, d’images, de lieux…
C’était un peu comme si on m’avait conditionné : comme j’étais une femme, c’était la basse ; la basse, c’est un peu l’attribut féminin du groupe de rock !
J’ai ensuite eu le bac et j’étais très branchée sur les langues étrangères et les arts plastiques. Mon rêve à l’époque, c’était de poursuivre en fac d’anglais, d’histoire de l’art et de continuer à faire de la musique à côté ! Pour moi, c’était ça ma vie d’héroïne. Ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça, vu le milieu d’où je venais, la famille nombreuse, mais j’ai quand même orienté le destin et j’ai réussi à travailler dans la musique. Au Havre, quand tu commences à travailler, tes premiers petits boulots, c’est sur le port, dans les conteneurs. J’ai fait deux mois là-bas, et je me suis vite aperçue que je n’étais pas faite pour le salariat classique. Stéphane Saunier – entre autres du label Roadrunner ou programmateur musical de Canal Plus – avait entendu parler de notre groupe. Il cherchait quelqu’un pour faire de la comm’ pour le label Teenage Riot. Comme on faisait des fanzines, on était assez militants sur le territoire et aussi en lien avec l’Angleterre, l’Irlande, l’Écosse, le Pays de Galles par la musique qu’on jouait, j’ai été embauchée. J’ai donc développé, en parallèle, la musique que je voulais jouer, même si elle ne me ferait pas vivre, je le savais, et deux autres métiers : celui de la communication et celui du journalisme.
À partir de 1995, jusqu’en 2008, j’ai travaillé pour deux journaux. J’engrangeais des piges et je pouvais faire de la musique à côté. Je faisais aussi du conseil en communication pour des structures culturelles. C’est comme ça que j’ai commencé à travailler au CEM, d’abord en freelance. J’ai aussi été attachée de presse pour des festivals, le Ouest Park au Havre, les Volcaniques de Mars à Clermont, pour des labels comme Southern Lord à Londres.
Comme je n’avais pas de poste ou d’horaires fixes, je pouvais engranger de l’argent pour ensuite vivre des aventures musicales, enregistrer, partir en tournée
En 2016, j’ai pris un poste de permanente au CEM, ce qui me permet de faire de la musique encore autrement, de trouver enfin, à un peu plus de quarante ans, une stabilité financière, même si j’ai moins de liberté qu’avant.
Comment tu vivais ces années-là en tant que femme dans un monde de musiciens ?
95 % du temps, j’étais la seule femme dans les groupes invités, dans les salles où on jouait. Je ne me posais pas la question en fait. Et les hommes avec lesquels j’évoluais et que je croisais dans mon milieu musical, ce n’étaient pas des machos. J’ai eu parfois maille à partir avec des personnes du public qui viennent te défier, le fameux « à poil ! ». J’avais trouvé des techniques pour les mettre à l’amende et je pouvais faire confiance à mon caractère trempé.
La nécessité d’affirmer un engagement féministe, je l’ai ressentie dans les années 2000 quand j’ai eu un fils. Les conditions de tournée en camion, enceinte, les afters show que tu ne fais plus, ont été des éléments déclencheurs d’une prise de conscience des différences genrées dans la musique, car je n’envisageais pas d’arrêter la musique parce que j’avais eu un enfant. L’autre élément qui m’a fait également réfléchir, ce sont les conditions d’accueil, de tournées, les toilettes, se changer sans intimité, où allaiter, tout ça était en fait un peu hostile. Au départ, je ne disais rien, je me disais que c’était comme ça. Et puis de fil en aiguille, il y a eu une gronde qui a émergé, qui a fait bouger les choses petit à petit. De mon côté, mon premier engagement sur cette entrée, je l’ai imaginé en 2003, en organisant un festival : le Female Fest à Notre-Dame-Gravenchon à l’ARCADE. C’était un festival dont la programmation était majoritairement féminine, avec aussi la mise en valeur d’autres arts qui valorisaient les femmes artistes, photographes, tatoueuses… J’y ai aussi proposé des endroits d’allaitement pour le public et les artistes, une garderie.
Et aujourd’hui, penses-tu que la place des femmes dans le milieu de la musique a changé ?
En fait, j’ai connu plus d’injustices, plus d’inégalités genrées dans mon travail de journaliste où là, je faisais le boulot de plusieurs mecs qui gagnaient plus que moi et avec des statuts plus hauts que les miens, sans aucune ouverture possible pour régulariser ces inégalités. Dans les années 2010, de plus en plus de voix se sont fait entendre pour mettre en exergue que certains comportements à l’œuvre dans la musique n’étaient pas admissibles. Des comportements qui usent : le régisseur son qui se permet de faire les réglages sur ton ampli, qui te propose de manière condescendante de porter ton matériel…
Hé mec touche à ta console !
J’aime me faire surprendre par les musiciennes sur scène et me dire « ha les meufs, elles assurent !
Quel est ton travail au CEM ?
Je suis responsable de la communication de tout le lieu, c’est-à-dire, du centre de formation professionnelle, du pôle de répétition, de l’école de musique, de la salle de concert, des lieux d’exposition. C’est hyper diversifié ! Mon travail est de mettre en valeur toutes les activités du CEM et de m’assurer que l’identité du projet est partagée. Le CEM défend aussi un esprit associatif fort où l’on est amené à aller sur d’autres terrains que ceux de son seul poste. J’ai partagé un temps d’accompagnement artistique, je m’occupe des ressources égalité femme-homme, je travaille pour le concert pédagogique qu’on fait tous les ans. J’ai la liberté de proposer des projets au sein du CEM.
En 2019, nous avons proposé une journée contre les féminicides : des femmes et des hommes se sont mobilisés contre ce fléau. C’est important, en tant que musicienne, mais aussi en tant que structure culturelle militante, d’apporter notre contribution aux enjeux politiques de notre société. Avec le Ladies Fingers Project on favorise la mise en valeur du répertoire rock féminin des années 60 jusqu’à aujourd’hui. L’argent recueilli sur ce concert permet de soutenir la pratique musicale des jeunes femmes via la prise en charge de cours, de séances d’enregistrement…
Le CEM est dirigé par une femme, Sandrine Mandeville, penses-tu que cela influe sur les relations interprofessionnelles au sein de la structure ?
D’une manière générale, je dirais que la mixité est importante pour une certaine douceur au travail, un équilibre relationnel qui fait du bien tant aux femmes qu’aux hommes d’ailleurs ! Dans l’équipe permanente, nous sommes à parité, sauf sur l’équipe du pôle de répétition. En ce qui concerne la partie école de musique, par contre, nous avons peu de professeures femmes même si nous restons en éveil, en recherche sur ce point. Cette année sur la formation professionnelle : technicien/ technicienne du spectacle vivant et de l’évènementiel, nous avons 5 femmes sur 15 participant.es et c’est la première fois ! Nous avons aussi formé la 1ʳᵉ régisseuse lumière du territoire qui a commencé au CEM par un service civique, elle est désormais régisseuse lumière permanente au théâtre.
Le CEM est dirigé par une femme, Sandrine Qu’en-est-il des jeunes filles qui pratiquent la musique au CEM ?
Au niveau de l’école de musique, nous avons une parité quasi parfaite jusqu’à 14/15 ans. Ensuite ça s’effrite pas mal avec le passage au lycée. Et puis ça s’écroule avec l’arrivée en fac. Les filles ont beaucoup de mal à s’imaginer dans une pratique professionnelle de la musique. Même si c’est un peu généraliste, je dirais qu’elles sont très sérieuses et préfèrent travailler à l’école. J’ai en tête l’exemple d’une batteuse qui pratique au CEM depuis qu’elle a 6 ans, elle en a 18 aujourd’hui. C’est une super bonne batteuse avec une qualité de jeu rare ! Mais elle me disait récemment qu’elle allait arrêter quand elle rentrerait en fac. Aussi, j’essaie de créer des passerelles pour les inciter à poursuivre leur pratique musicale. Dans le cadre des journées du matrimoine, par exemple, on a imaginé un évènement : Go Girlzzz. Et cette batteuse est venue y jouer, elle a été rémunérée en tant qu’artiste. Son 1er cachet lui a ouvert d’autres perspectives par rapport à la musique, une réflexion sur les différents métiers possibles pour rester dans la musique… Par contre, sur le pôle de répétition, c’est toujours 85 % de musiciens !
Les filles ont beaucoup de mal à s’imaginer dans une pratique professionnelle de la musique
Tu as contribué à la création de la Brigade des Havraises musiciennes – BhaM – peux-tu nous en dire plus sur cette initiative ?
C’est une page Facebook en non-mixité qui réunit aujourd’hui 180 musiciennes et personnes liées à la musique au Havre (mais aussi ailleurs). L’idée, c’est d’échanger entre femmes, de permettre un entre soi féminin pour partager des ressources et dans l’idéal vers lequel on veut tendre, créer un réseau avec un lien fort entre nous. On s’aperçoit hélas que c’est assez difficile de faire vivre ce réseau comme nous l’imaginions Marie Ménage et moi (Marie est la co-fondatrice de la BhAM, elle-même régisseuse générale dans une SMAC et musicienne). Au-delà du partage d’infos, de dates, de news comment trouver le temps et l’espace pour s’entretenir, s’entraider sur nos différentes problématiques ?
Nous avons fait un état des lieux sur les pratiques musicales des musiciennes havraises. Et dans le cadre de la journée du matrimoine, nous organisons Go Girlzzz : une rencontre débat l’après-midi, en 2022 sur l’âgisme dans la musique par exemple, une soirée qui met à l’honneur des musiciennes !
Quels conseils pourrais-tu donnerais aux jeunes musiciennes aujourd’hui ?
Ne jamais lâcher ! Il faut essayer de faire que sa vie soit belle ; et elle est belle quand on fait des trucs que l’on aime, qui nous rendent belles et beaux ! Ne pas se laisser aspirer par des carcans, rester maîtresse d’elles-mêmes, de regarder autour d’elles les femmes plus âgées, ne pas reproduire de cassure.
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