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Les drôlesses musiciennes : observer pour mieux agir

Juin 18, 2022

Pour cette Wah’ctualité, nous rencontrons Laëtitia Perrot, directrice administrative et culturelle de La Nef (Angoulême) et Typhaine Pinville, docteure en sociologie de la musique et musicienne, qui ont travaillé sur le projet Les drôlesses musiciennes, une étude des parcours de musiciennes sur le territoire de la Charente, de l’apprentissage à la professionnalisation.

La Nef est une scène de musiques actuelles dont le projet s’inscrit sur le territoire angoumoisin dès 1993 avant de se poursuivre dans son bâtiment actuel en 2005. Dotée d’une salle de 700 places ainsi que de 4 studios de répétition, La Nef valorise et contribue à la culture locale à forte tradition musicale. Par le biais de sa politique d’accompagnement des pratiques musicales, la Nef accueille chaque année environ 500 musicien·ne·s charentais·e·s, ce qui les a poussé·e·s aujourd’hui à étudier la fréquentation de leurs studios, sous l’angle du genre.

Le projet des Drôlesses musiciennes émane d’un questionnement autour de « l’évaporation » des musiciennes entre la phase d’apprentissage et la phase de pratique et/ou de professionnalisation. Dans un souci d’observer et de questionner ce phénomène au plus près de la réalité, ce projet s’établit spécifiquement sur le territoire charentais. Questionnant musiciennes professionnelles, amateures ou encore établissements d’apprentissage et scolaires, cette étude entend mieux comprendre les parcours des musiciennes locales pour proposer, dans un second temps,  des leviers d’action concrets afin d’encourager la pratique de la musique chez les femmes et notamment les plus jeunes.

© Visuel Honkatonks

Entretien avec Laëtitia Perrot et Typhaine Pinville

Nous sommes dans des problématiques systémiques, les deux genres interagissent, ils doivent tous les deux être garants de l’évolution nécessaire

Nous avons tout d’abord demandé à Laëtitia et Typhaine quelle(s) utopie(s) se cachaient derrière ce projet ?

Typhaine Pinville (TP) : l’utopie, ce serait que les filles et femmes aient un petit peu plus confiance en elles. Je dis “un petit peu plus” parce que cette enquête nous a montré que les femmes étaient dans une position très complexe par rapport à l’estime de soi, les questions de légitimité, de confiance en soi… Il y a des mécanismes qui se mettent en place très tôt, dans l’enfance, qui font qu’elles perdent petit à petit confiance en elles. Ça m’a moi-même conduite à m’interroger en tant que musicienne, je me suis rendu compte de l’impact que certaines personnes… en l’occurrence des hommes, avaient eu sur mon parcours… C’est intéressant et important de faire ces constats-là. 

Laëtitia Perrot (LP) : Pour moi, l’utopie ce serait que les pratiques ou ce qu’on aime faire ne soient plus liés à la question du genre ou du sexe. Je le dis d’autant plus que je suis mère de deux petits garçons qui font de la danse, aiment le rose et les licornes et plus ils grandissent, moins ils aiment le rose, les licornes et plus c’est difficile de les amener à la danse – ou alors il faut que ce soit du hip-hop – et ça, ça m’embête vraiment. Quand je vois comment les petits garçons et petites filles sont, dès la moyenne section, construits sur certains modèles, ça me fait froid dans le dos, j’aimerais aller vers un monde sans injonctions.

Qui embarquez-vous dans ce projet ? 

LP : Dans ce projet, l’idée c’était d’embarquer du local parce que les observations et études existent déjà au niveau national et on savait qu’on allait retomber sur des conclusions similaires. Mais cette étude c’est aussi un déclencheur, ce projet a permis de fédérer les enseignant·e·s, l’équipe de la Nef, les technicien·ne·s et les collectivités depuis plusieurs mois pour qu’ils et elles aussi soient attentifs, proactifs avec leurs élèves, collègues sur ces enjeux d’égalité. Ça va également nous permettre de passer à l’action tous et toutes ensemble. 

TP : C’est vrai que cette étude va plus loin, notamment par l’intégration des établissements scolaires comme les collèges et lycées dans notre corpus dans lesquels nous allons faire des interventions pour parler de ces enjeux et proposer des dispositifs d’accompagnement à la pratique. Au même titre que de la prévention auditive, nous allons faire de la prévention genrée et c’est déjà un premier pas et un premier combat gagné pour nous. On embarque aussi avec nous des musiciennes du territoire, qui ne se connaissaient pas et se sont rencontrées lors des entretiens collectifs. Aujourd’hui, elles ont créé un petit réseau avec la volonté de se revoir, de créer ensemble. Je pense qu’on a embarqué beaucoup plus de filles qu’on ne le pensait. 

LP : De la même façon, au sein de l’équipe, il y a des changements dans les pratiques professionnelles avec une attention systématique à la question de la mixité dans les actions d’accompagnement professionnel, à la notion de parité. Pour en revenir à l’utopie derrière ce projet, Typhaine et moi, on porte aussi l’envie d’un monde mixte, pour cela on a construit un parcours d’ateliers mixtes et non-mixtes avec cette importance de sensibiliser les hommes, que ce discours ne soit pas porté que par les femmes. 

Je pense que c’est énorme toute cette force qu’il y a à reprendre pour les femmes

Pouvez-vous me parler de la suite de cette phase d’étude, d’observation ? 

LP : Dès le départ, on avait envisagé un mentorat sur l’exemple de ce que fait la FEDELIMA avec Wah ! en créant des binômes de musiciennes qui sortent de cycle d’enseignement et des musiciennes plus âgées, professionnelles ou en voie de professionnalisation. Il s’agirait de binômes d’entraide et de sororité, mais qui participeraient à un parcours de formations et d’interventions tel qu’un cycle de formation sur l’empowerment des musiciennes proposé par La Petite, un atelier sur la sonorisation, la production d’un album, comment créer son réseau, etc. C’est ici qu’il y aura des ateliers en non-mixité, puis le lendemain en mixité, et les intervenant·e·s devront proposer des interventions qui puissent être indépendantes les unes des autres. On va également faire des restitutions dans les collèges et lycées qui ont participé à l’enquête par le biais d’interventions co-construites avec les profs de musique autour de la question du genre dans la musique. C’était important pour nous d’être dans l’action après cette phase d’étude, d’une part parce qu’on va pouvoir s’appuyer sur cette base théorique pour justifier nos actions, mais aussi parce qu’elle nous permet d’illustrer localement les dynamiques, on ne pourra donc pas nous opposer un argument comme “oui, mais c’est au niveau national, ici en Charente c’est différent”, on est vraiment outillé·e·s pour agir.

Pouvez-vous nous partager un moment qui vous a agréablement surpris au cours de votre projet ?

LP : Moi je peux répondre très vite, c’est le twist d’Anouck ! Dans les entretiens collectifs, on a eu des musiciennes qui étaient dans une posture – qui a été la mienne pendant 20 ans – de “tout va très bien dans le meilleur des mondes”, genre “on est venus à l’entretien parce qu’on vous aime bien et que c’est cool de venir à La Nef, mais on n’a pas grand-chose à dire”. Et puis au bout d’une heure de discussion, en fait ça n’allait pas du tout, on a vu la conscientisation se faire, c’était beau à voir.

TP : Moi je dirais que j’ai été agréablement surprise de l’implication des professeurs de musiques actuelles – tous des hommes – bien sûr et des salarié·e·s de La Nef aussi.

Et au contraire, un moment qui vous a questionné voire éprouvé ?

LP : Pour moi c’est la question de la légitimité et de l’isolement des musiciennes, dont on a fait le constat pendant cette étude…

TP : Toute cette thématique de la solitude en fait, la solitude des musiciennes dans les répétitions, sur scène, en tournée, dans la création, même vis-à-vis de leurs proches qui ne comprennent pas forcément et donc s’éloignent… Quand je réfléchis à mon propre parcours de musicienne, je prends de plein fouet tout ce qui a pu influencer ma pratique à travers les histoires et parcours des autres musiciennes… C’est très intéressant d’observer et d’identifier tout ça.

Quel(s) moment(s) avez-vous ou aviez-vous hâte de vivre dans ce projet ? 

TP : Pour moi, c’est la rencontre avec les élèves ! J’ai été prof aussi et je fais beaucoup d’action culturelle donc je pense que c’est hyper important de parler de ces questions avec des collégien·ne·s et lycéen·ne·s, à cet âge-là, les rapports de force sont déjà énormes.

LP :  Moi c’est la formation à la sonorisation, déjà parce que ça fait 10 ans qu’il faut que j’en fasse une et de voir comment fonctionnent les ateliers mixtes et non mixtes, les différences entre les deux espaces, j’ai envie de voir ce que ça va donner.

Enfin, quelle(s) figure(s) féminine(s) vous inspirent ce projet ? 

TP : Laëtitia Perrot ! Et Hyacinthe Ravet parce qu’elle était la directrice de ma thèse et je pense qu’elle a ouvert énormément de réflexions en sociologie de la musique, elle s’est battue sur cette question du genre et maintenant de nombreuses chercheuses suivent cette voie.

LP : C’est un panthéon, c’est difficile de choisir… Je dirais Polly Jean Harvey et mes copines. Et j’ajouterais Françoise Dupas, on n’est toujours pas très nombreuses à la direction des SMAC, mais quand j’ai commencé on l’était encore moins et je voyais que c’était la seule à prendre la parole, c’est une sacrée référence et son décès m’a beaucoup touché évidemment…

 En savoir plus sur le projet Les drôlesses musiciennes

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